Le pouvoir d'achat, c'est un peu
la tarte à la crème depuis un an (au fait, pourquoi dit-on tarte à la crème
pour parler d'un lieu tellement commun qu'on le met à toutes les sauces ?). En
manquer, en avoir plus : ceux qu'on entend, journalistes et hommes politiques de
tous bords, ne parlent que de ça. A propos de tout et n'importe quoi, on remet
ça sur le tapis.
En un an, j'ai eu le temps d'être
agacé, voire horripilé, puis de prendre de la distance.
Mais pourquoi suis-je incommodé par
ce leitmotiv de pouvoir d'achat insuffisant ?
[je vous laisse un peu de temps pour aller chercher à boire, ça risque d'être un peu long]
D'abord, épidermiquement, parce
que la ligne bleue des Vosges, l'horizon inatteignable qu'on met devant les
gens, c'est un rêve de société de
consommation qu'on veut leur greffer dans le crâne. Si vous ne pouvez pas
consommer de plus en plus, vous ne pouvez qu'être malheureux. Autrement dit,
pour vous rendre heureux, il faut augmenter la taille de vos caddies (et j'ajoute, comme on dit dans la pub : marque déposée
de la société Caddie, inc ou quelque chose de ce genre… je viens peut-être
d'éviter un procès).
Eh bien non : il m'arrive d'être heureux sans rapport avec mon
porte-monnaie. Le sourire de mon petit-fils fait très bien l'affaire comme
euphorisant. Et il m'arrive de regarder le soleil se coucher sur la mer sans le
chiffrer en euros. La qualité de relation avec mes proches a beaucoup plus de
prix que la laitue ou le séjour aux tropiques, charter compris.
Souchon le dit avec une
expression plus aboutie :
(c'est plus rigolo d'aller chercher les
paroles de Souchon en Russie !)
Bon, tout le monde n'a pas
forcément ce système de valeurs, et puis c'est vrai que l'argent contribue au
bonheur ; le coucher de soleil est plus beau le ventre plein (sauf
indigestion).
[si vous avez oublié votre verre près du frigo, profitez de l'interruption pour aller le rechercher]
Redescendons donc, vers le sujet
que l'on nous conseille avec obstination de regarder : les considérations météorologiques sur notre porte-monnaie.
Même dans ce contexte, le pouvoir d'achat ne me semble pas le
critère intéressant. Qu'est-ce qui m'importe ? Avoir toujours plus, donc
jamais assez, et me rendre malheureux à force de ne pas pouvoir m'offrir toutes
les indigestions auxquelles je peux aspirer ? Ou arriver à répondre à mes
besoins, soit en gagnant assez pour les satisfaire, soit en adaptant mes envies
à ce que je peux avoir ?
En un mot, l'argent doit-il avoir
tous les droits, à commencer par celui de me rendre malheureux dès que mon
voisin en a plus que moi ? Je le dis comme ça, car de mon expérience syndicale
de 25 ans, il ressort que bien des collègues sont plus malheureux de leur sort en
voyant la feuille de paye du voisin que la leur : qu'importe que je gagne peu,
du moment que les autres ne gagnent pas plus que moi. Cela me semble un peu
triste.
Et à part les états d'âme, concrètement, est-ce que ce n'est pas la
même chose, satisfaire ses besoins ou pouvoir acheter plus ? Pour faire
comprendre la différence, je vais partir de mon histoire. Pendant toute une
période de ma vie, j'ai eu des besoins croissants, au fur et à mesure des
naissances d'enfants, puis quand les enfants grandissaient et au plus fort
quand ils arrivaient en études supérieures. Les salaires ne suivaient plus, ce
que prouvaient la diminution, puis la disparition des impôts que je payais sur
le revenu. Mais avec la fin des études, la prise d'indépendance des aînés, mes
besoins sont redescendus alors que mes revenus ont continué à grimper (un peu),
comme le confirmaient la réapparition des impôts puis leur montée rapide.
La satisfaction de mes besoins ne
m'imposait plus de gagner davantage. Le nécessaire n'étant plus un problème,
c'était agréable d'avoir du superflu. Agréable mais pas crucial.
Ceci dit, pour être honnête, depuis
que j'arrive sans inquiétude jusqu'en fin de mois, je me rends compte que je me
suis créé des besoins, et que je ne saurais plus vivre avec aussi peu que par
le passé. Ah, la nature humaine est compliquée…
[si votre verre est vide, je vais abréger]
On bavarde, on bavarde… Il est
temps de résumer. Ce que je voulais exprimer, c'est que l'important n'est pas la quantité qu'on gagne par rapport aux prix (pouvoir d'achat), mais
la manière d'être heureux ou frustré avec ce qu'on gagne (niveau de vie). Le niveau de vie est qualitatif, le pouvoir d'achat est quantitatif. Je préfère la qualité. Mon
niveau de vie dépend de mes besoins objectifs, mais aussi du regard que j'ai
sur la vie. Et du savoir faire que j'ai acquis (ou pas) pour arriver à être
heureux avec ce que j'ai.
Je m'arrête là, tout en
reconnaissant que, pour beaucoup de gens, avoir plus d'argent est nécessaire, soit matériellement soit
psychologiquement.
[non, non, restez, je conclus]
Mais pourquoi marteler
l'expression de "pouvoir d'achat" ? Est-ce pour je détourne le regard
d'autres questions ? Pour ramener l'horizon tout près de moi, gommer des
questions plus politiques, en m'incitant à faire passer la solidarité après mon
cas particulier ? Ou pour me recentrer sur des questions plus rentables pour
nos inépuisables fournisseurs de tout ce qui se vend, et qui, eux, ont des
besoins en "pouvoir de vente" (consommez, consommez, il en restera
plus dans la poche du grossiste) ?
En tout cas, c'est une manière efficace pour créer des
frustrations. Volontairement ?